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APPEL – LA TRADUCTION DE BANDES DESSINÉES EN-DEHORS DES CASES

« Thématique » dirigée par Romain Becker (Université d’Angers) & Timothy Sirjacobs (KU Leuven)

En 1999, un article rédigé par Klaus Kaindl rapprochait déjà la bande dessinée et la sociologie de la traduction, marquant de ce fait un tournant radical dans l’étude de la bande dessinée traduite. Pour la première fois étaient passés en revue d’un point de vue sociologique divers aspects de la traduction de bande dessinée. Cette première recherche a été suivie, en 2008, de la monographie Comics in Translation sous la direction de Federico Zanettin. Dans son introduction, Zanettin (2008, 19-20) pointait du doigt l’inclusion tardive de la bande dessinée en sociologie de la traduction, mentionnant notamment le nombre limité d’articles qui traitent de ce sujet et les perspectives certes intéressantes, mais souvent réductrices par lesquelles celui-ci a traditionnellement été approché. En effet, bien que la bande dessinée ait été « pleinement récupérée par les milieux intellectuels » (D’oria et Conenna, 1979, 19) à partir des années 1970 et malgré l’article prometteur de Reiss (1982) qui aborde la traduction de bande dessinée d’un point de vue multimodal, l’accent se retrouvait dans la majorité des cas sur l’oralité du médium (Fresnault-Deruelle, 1970 ; 1975 ; Caceres Würsig, 1995, 527-528). Cette perspective se retrouvait par conséquent dans le peu d’articles consacrés à la bande dessinée en traduction (D’oria et Conenna, 1979 ; Sierra Soriano, 1999). En outre, la traduction de ce médium était vue comme « contrainte » car celle-ci devait rendre « l’effet comique » (Santi, 1983) dans un espace graphiquement délimité par des cases et des phylactères (Mayoral, Kelly et Gallardo, 1988).

Depuis l’article de Kaindl et la monographie dirigée par Zanettin, cette situation a (légèrement) évolué. En témoignent tant de l’inclusion de la bande dessinée dans les études de la traduction (Kaindl, 2010 ; Mälzer (éd.), 2015) que de la reconnaissance de sa place au sein du secteur de la bande dessinée (Berthou, 2016, 45 ; Altenberg et Owen, 2015, i ; Evans, 2017). En outre, bon nombre d’articles, de colloques et de monographies ont été dédiés à la place réservée à la bande dessinée traduite dans une multitude de pays (voir, entre autres, Kaindl, 2010 ; Brienza, 2016 ; Giaufret, 2020 ; Öztürk et Tarakçıoğlu, 2020 ; Rodríguez Rodríguez, 2021). Plus récemment encore, un numéro spécial de la revue inTRAlinea (2023), dirigé par Michał Borodo, et un numéro spécial de la revue Mémoires du livre/Studies in Book Culture (2023) se penchaient respectivement sur les manières dont les traductions réimaginent les bandes dessinées et les transferts / circulations de ce médium.

Or, si la relation entre la bande dessinée et la sociologie de la traduction a dès lors évolué, cette dernière n’a également pas cessé de se renouveler. Ce dossier thématique s’interroge donc sur les nouvelles approches sociologiques de la bande dessinée en traduction, privilégiant ainsi un cadre plus théorique qui ne restreint pas les contributions à des aires géographiques, culturelles ou linguistiques comme cela a souvent été le cas pour la bande dessinée (Rannou et Ya-Chee-Chan, 2018) mais qui met en avant les échanges à travers ces aires et le temps. Pour ce faire, nous invitons des contributions qui s’attardent sur l’un de ces trois axes complémentaires : acteur·ices, rapports de force et traductions au-delà des cases.

Acteur·ices

Malgré la récente attention portée aux traducteur·ices littéraires (Kaindl, Schlager et Waltraud, 2021), les acteur·ices impliqué·es dans la traduction de bande dessinée demeurent toujours largement inconnu·es. Il s’ensuit que les pratiques professionnelles de ces « often neglected […] cultural transmitters » (De Dobbeleer, 2020) restent, elles aussi, sous-explorées. Sanz-Moreno et Ferrer Simó (2021) offrent une des rares analyses au sujet des traducteur·ices professionnel·les, tandis que Lee (2009), Baudry (2019), Cassany et Valero-Porras (2015, 2016) se concentrent sur les pratiques et la posture de traducteur·ices non-professionnel·les. Il ressort de ces études que les choix de traduction – tant les textes que l’on choisit de traduire que la manière dont on le fait – dépendent en grande partie du profil des traducteur·ices. L’identité de genre des auteur·ices ou des personnes qui les traduisent peut par exemple pousser ces dernier·es à négliger certaines interprétations et possibilités de traduction (Henitiuk, 1999), tandis que l’activité artistique de certain·es peut les pousser à traduire dans leur propre style plutôt que de transposer celui du texte source. En dépit de l’intérêt pour l’autotraduction (Ost, 2011; Ferraro et Grutman, 2016; Stavans et Kleiman-Lafon, 2022), les publications multilingues (Lee, 2010) et l’hétérolinguisme (Grutman, 2006 ; Meylaerts, 2008; Denti, 2018) dans l’analyse des traductions littéraires, ces pistes restent – elle aussi – majoritairement absentes dans l’analyse des traductions de bande dessinée, et cela malgré des auteur·ices comme Brecht Evens, Sophie Labelle ou encore Olivier Schrauwen qui s’autotraduisent, les publications multilingues du collectif Samandal ou de la revue Orang, tout comme l’hétérolinguisme d’auteur·ices comme Riad Sattouf, récemment analysé par Woerly (2023).

Cependant, éclairer la position des personnes traduisant des bandes dessinées, tout comme celle des acteur·trices qui les aident à et/ou les empêchent de réaliser leur travail, implique souvent de connaître la personne qui traduit et son contexte professionnel. Dans un médium qui omettait généralement de mentionner son traducteur ou sa traductrice jusqu’au début du XXIe siècle et dont les archives sont bien souvent absentes ou pas (encore) entièrement inventoriées, en particulier dans des pays où le neuvième art n’est pas considéré comme tel, une analyse prenant en compte les aspects relatifs à l’identité est loin d’être aisée.

L’axe «  acteur·ices  » se décline de ce fait en un volet pratique et un volet méthodologique. Les questions qui surgissent sont : Quel est le rôle de l’identité, du genre, de la biographie et de la formation d’un·e traducteur·ice de bande dessinée dans l’analyse de ses œuvres traduites ? Quelles sont les ressources archivistiques disponibles pour analyser les traductions de bandes dessinées et comment peut-on les intégrer à sa recherche ? Dans quelle mesure peut-on appliquer des concepts comme « posture » et « rôle » et analyser les paratextes, mentionnés par Kaindl (2021), quand dans la majorité des cas « historiques », le traducteur ou la traductrice de ce médium est non seulement invisible selon la définition de Venuti (2018) mais également inconnu·e ?

Rapports de force

La relation entre ces acteur·ices de la traduction avec d’autres acteur·ices (maisons d’édition, auteur·ices…) se noue devant l’arrière-plan de rapports de force transnationaux entre plusieurs langues (Casanova, 2008 ; Heilbron, 2020 ; Sapiro, 2020), divisées (et distinguées) par des frontières nationales (Leperlier, 2021) et intra-nationales (Paquette, 2019, 9). Ces rapports de force influent fortement la facilité avec laquelle un ouvrage voyage d’une langue à une autre, ainsi que la fréquence des transferts culturels entre différentes aires géographiques et linguistiques. Depuis peu, des aides publiques cherchant à intervenir dans ce déséquilibre littéraire sous forme de politique culturelle (Von Flowtow, 2018 ; Paquette, 2019 ; Hedberg et Vimr (éds.) 2022) sont également attribuées aux traductions de bandes dessinées (Becker, 2022 A, 96).

Or, les analyses sur ce rapport de force inégal se fondent régulièrement sur l’Index Translationum de l’UNESCO. Mis à part le caractère incomplet de cette banque de données, l’Index Translationum dépend des données de bibliothèques nationales (Bokobza et Sapiro, 2008), et donc de l’intérêt (historique) de ces dernières d’inclure les bandes dessinées dans leurs catalogues de manière systématique. Ainsi, la Bibliothèque Royale de Belgique (KBR) répertoriait jusqu’en 2019 les bandes dessinées sous « littérature de jeunesse », tandis que la Deutsche Nationalbibliothek les classe toujours parmi les « livres illustrés ».

Comment visibiliser de manière quantitative et qualitative les bandes dessinées traduites et leur langue source ? À quel point les rapports de force décrits ci-dessus sont-ils applicables à la bande dessinée en traduction, tant bien historiquement que dans un paysage éditorial de plus en plus « multinationalisé » ? C’est notamment le cas dans le domaine de la bande dessinée numérique, souvent conçue pour un lectorat international. Quel est le poids des frontières nationales et linguistiques pour la publication de traductions de bandes dessinées dans un médium le plus souvent défini par son aspect (pseudo-)national (Rannou et Ya-Chee-Chan, 2018) ? Dès lors que ces frontières évoluent dans le temps, une traduction peut également prendre (ou perdre) une dimension politique, reflétant le rapport de force entre différentes aires culturelles et linguistiques (Brems, 2013). Enfin, quelles sont les implications symboliques et pratiques des aides à la traduction pour les bandes dessinées et quels sont leurs effets ?

Traductions au-delà du texte

Les choix de traduction s’entendent ici au sens large. Il s’agit non seulement des choix stylistiques en rapport avec le texte mais aussi notamment du choix – ou non – de traduire une certaine œuvre et certains de ses aspects. Vu que la bande dessinée est composée d’un « ensemble coordonné de mécanismes participant de la représentation et du langage » (Groensteen, 2014, 15), jamais complètement séparés ni séparables, on pourra dès lors se demander quel est le rôle du visuel et des aspects matériels dans l’analyse de la bande dessinée traduite. Alors que la dimension textuelle a été explorée pour le roman en traduction par Boase-Beier (2006, 2020, 2023), dans le cadre de la bande dessinée, il s’agirait également d’étudier l’apparence visuelle de ce même texte. Mis à part des cases redessinées (Lesage 2011) ou des typographies réinventées (Becker 2022 B), par exemple dues à des contraintes formelles ou à un contexte politique donné, nous pensons aussi aux dimensions matérielles, voir haptiques, de l’œuvre traduite, récemment analysées par Sørensen (2022) pour le photoroman en traduction. Selon les contraintes culturelles, mais aussi les données sociologiques (tant du public que des acteur·ices de l’édition), ces aspects non-textuels de la bande dessinée acquièrent une réelle importance dans le processus d’adaptation (voir, par exemple, Baetens, 2007 pour les implications des différences visuelles et haptiques entre les bandes dessinées néerlandophones et francophones de Belgique).

Pour ces aspects de la traduction qui dépassent le cadre du textuel, des acteur·ices autres que les personnes qui traduisent peuvent – voire doivent – également intervenir, à l’instar de ce que Jansen et Wegener (2013) ont nommé Multiple translatorship. Vu l’importance de l’aspect graphique pour la bande dessinée, ceci implique non seulement l’intervention d’éditeur·ices mais aussi de lettreur·euses, maquettistes, imprimeurs, voir d’autres artistes. Ces différentes instances ont leurs propres avis et difficultés concernant l’adaptation d’une œuvre pour son nouveau public et doivent donc être pris en compte pour établir une sociologie complète de la traduction de la bande dessinée. Par ailleurs, les contraintes (financières, matérielles, artistiques,…) des un·es peuvent influer sur les pratiques des autres ; ici aussi se pose la question des rapports de force.

Quel est le rôle de la matérialité et de l’apparence physique dans la traduction de bandes dessinées et pour quel·les acteur·ices sont-elles primordiales ? Comment la matérialité et la dimension graphique (dessin, lettrage, etc.) de la bande dessinée sont-elles « traduites » et par qui ? Quel est le rapport entre les choix de traduction et les relations de force mentionnées ci-dessus ? Enfin, une bande dessinée traduite peut-elle constituer une œuvre à part, bien distincte de la source ? Dans le cas échéant, faut-il considérer les traducteur·ices et les autres instances qui interviennent dans la traduction comme auteur·ices à part entière ? Ces personnes se considèrent-elles d’ailleurs comme telles ?

Modalités de soumission

Le présent appel à communication est ouvert à tou·tes les chercheuses et chercheurs, quel que soit leur statut et leur origine. Nous les invitons à nous répondre en nous soumettant deux documents :

  • Une courte notice bio-bibliographique.
  • Un texte anonyme en français ou en anglais de maximum 3000 caractères, espaces compris. Ce résumé présentera le positionnement théorique et le corpus retenus, ainsi que les principales conclusions attendues.

Les propositions devront nous parvenir avant le 1 septembre 2024 aux adresses électroniques suivantes : romain.becker@ens-lyon.fr / timothy.sirjacobs@kuleuven.be

Les propositions seront évaluées de façon anonyme par le comité éditorial de la revue : son acceptation vaudra encouragement et suggestions quant à un article d’une taille comprise entre 25 000 et 50 000 signes, espaces compris. Les articles complets seront à rendre pour le 15 janvier 2025.

Bibliographie disponible ici

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